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« Dieu fit le nombre entier, le reste est l'oeuvre de l'Homme » Léopold Kronecker (1823-1891) 1
Il n'existe pas de définition mathématique satisfaisante du concept général de nombre. En revanche, beaucoup de nombres particuliers peuvent être rigoureusement définis. Nombres entiers naturels, relatifs, nombres rationnels, réels, imaginaires, transcendants, algébriques, calculables, etc.
Dans cette saga, nous verrons plusieurs exemples de nombres et tenterons de les comprendre intuitivement et visuellement. Ce premier épisode est consacré aux nombres entiers naturels.
Le "nombre entier" est un concept qui répond à deux besoins : celui d'ordonner un ensemble d'éléments, et celui de comparer "en puissance" des ensembles, c'est-à-dire de les dénombrer.
Pour ce premier besoin, on définit les nombres dits ordinaux, pour le second les nombres cardinaux. Ces deux notions sont a priori deux facettes des mêmes objets, mais deux facettes bien différentes...
Les nombres entiers ordinaux
Maintenant que nous avons une "idée générale" de ce qu'est un nombre, nous pouvons définir rigoureusement ce qu'est un nombre ordinal, à l'aide de deux autres concepts : celui d'ensemble et celui d'ensemble des parties. La définition est un peu formelle, mais elle à l'avantage de bien montrer qu'un nombre peut ne pas ressembler du tout à l'idée qu'on s'en fait...
Tout d'abord, on nomme "nombre ordinal 0" l'ensemble vide noté $\varnothing$.
Le nombre ordinal suivant, 1, est l'ensemble des parties de $\varnothing$, c'est à dire l'ensemble $\{\varnothing\}$ qui ne contient que $\varnothing$.
Le nombre ordinal suivant, 2, est l'ensemble des parties de $\{\varnothing\}$, c'est à dire $\{\varnothing,\{\varnothing\}\}$. Il contient "0" l'ensemble vide $\varnothing$ et "1" l'ensemble de ses parties $\{\varnothing\}$.
Et on continue, l'ordinal suivant, 3, est $\{\varnothing,\{\varnothing\},\{\varnothing,\{\varnothing\}\}\}$.
Etc.
C'est vite fastidieux, mais on a définit rigoureusement les nombres entiers ordinaux. Ils forment un ensemble ordonné, qui nous permet donc de compter de façon ordonnée puisque chaque ordinal contient les ordinaux précédents :
Les six premiers nombres ordinaux |
Ainsi, peu importe que les objets en question soient des ensembles, des points ou des objets plus complexes, comme des pommes ou des coureurs de marathon, tout ce qui caractérise le concept de nombre ordinal est l'ordre.
Lequel précède l'autre ? |
Un moyen simple de voir l'importance de l'ordre est de secouer un jeu de poupées Gigognes... leur ordre ne peut pas changer :
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Un nombre ordinal n'est qu'un ensemble bien ordonné. L'ordre est une relation mathématique vérifiant des axiomes bien précis 2, et "bien ordonné" signifie que toute partie non vide possède un plus petit élément. De n'importe quel nombre ordinal, le concept d'ordre permet de définir son successeur. Il est donc construit localement, ou par étapes successives.
Les nombres entiers cardinaux
Maintenant, venons en aux nombres cardinaux. Ceux-ci peuvent être rigoureusement définis à l'aide des ensembles et du concept d'équipotence, ou de bijection. Deux ensembles sont en bijection si l'on peut faire correspondre à chaque élément du premier exactement un élément du second, donc s'ils ont le même nombre d'éléments. Par exemple :
Bijection entre deux ensembles à trois éléments |
On définit les cardinaux à l'aide des ordinaux :
Le nombre cardinal 0 est le nombre d'éléments de $\varnothing$ l'ordinal 0.
Le nombre cardinal 1 est le nombre d'éléments de $\{\varnothing\}$ l'ordinal 1.
Le nombre cardinal 2 est le nombre d'éléments de $\{\varnothing,\{\varnothing\}\}$ l'ordinal 2.
etc.
Les six premiers nombres cardinaux |
Contrairement aux ordinaux, il n'y a aucun ordre ici. Si l'on secoue un sac de billes, on ne change pas leur nombre :
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Remarquons que par définition les nombres cardinaux finis et les nombres ordinaux finis sont identiques. Rien de surprenant là-dedans, sauf que ce ne sera plus le cas pour les nombres infinis... Nous aborderons ce point dans un prochain article.
Les nombres ordinaux et cardinaux finis sont égaux Ici = signifie en bijection |
Ainsi, peut importe la nature des objets dénombrés, ce qui caractérise le concept de nombre cardinal est la bijection entre des ensembles différents, la fonction qui relie les éléments de ces ensembles. Par l'intermédiaire de cette notion de fonction, le concept de nombre cardinal est construit globalement.
L'arithmétique des nombres entiers naturels ordinaux
Considérons un point sur une droite, représentant le nombre ordinal 0. En définissant le successeur de chaque ordinal comme son translaté sur la droite dans une direction quelconque fixée et d'une distance quelconque non nulle, on peut construire tous les nombres ordinaux finis. Une fois la direction de la translation choisie, la distance n'importe pas et peut varier, tant qu'elle reste finie et non nulle, respectant ainsi l'ordre de succession des points. Voici une telle représentation de quelques nombres ordinaux :
Quatre nombres ordinaux obtenus par translations |
Dans cette représentation géométrique particulière (d'autres peuvent être imaginées), additionner deux nombres ordinaux $x$ et $y$ revient à translater le point $x$ de $y$ crans successifs vers la droite (ou le point $y$ de $x$ crans). On voit alors bien que le nombre ordinal n'est qu'une question d'ordre de succession.
De la même manière, multiplier deux nombres ordinaux $x$ et $y$ revient à translater le point $x$ de $x$ crans successifs vers la droite, ceci $y$ fois (ou inversement).
En résumé, l'arithmétique des nombres ordinaux consiste à "décaler" d'une unité autant de fois que nécessaire. C'est une opération locale.
Remarque : la multiplication par zéro ne pose pas de problème particulier. Sa seule particularité est de n'être pas simplifiable car tous les produits par zéro donnent le même résultat : zéro. Ceci est valable aussi bien pour les ordinaux que pour les cardinaux. |
L'arithmétique des nombres entiers naturels cardinaux
Utilisons la même représentation pour mettre en évidence la différence fondamentale avec les nombres ordinaux. En effet, pour commencer le cardinal 0 doit être représenté par l'absence totale de point sur la droite, ce qui est déjà une différence notable avec les ordinaux :
Le cardinal 0 |
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement que l'ordinal zero et le cardinal zero ont une signification différente. L'ordinal zero représente n'importe quel ensemble vide, alors que le cardinal zero représente... le fait qu'il soit vide ! |
Le cardinal 1 sera représenté par un point sur la totalité de la droite :
Le cardinal 1 |
Le cardinal 2 par deux points :
Le cardinal 2 |
etc.
Ainsi, ajouter deux nombres cardinaux revient donc à "fondre" deux droites en une seule :
Somme de deux cardinaux |
Multiplier deux nombres cardinaux $x$ et $y$ revient à fondre la droite $x$ avec $y$ exemplaires d'elle-même (ou inversement).
Ici, pas besoin d'orienter la droite, l'ordre n'a aucune importance, et seule la "quantité" totale d'éléments sur la droite compte. C'est une opération globale. On ne peut pas connaître le nombre de points sur une ligne si l'on en voit qu'une partie...
L'arithmétique de nombres cardinaux se représente intuitivement mieux par des ensembles :
Somme de deux cardinaux |
En conclusion, les ordinaux et cardinaux finis sont peut-être identiques, mais ils n'ont pas du tout le même sens ! Ceci sera encore plus clair avec l'intrusion du concept d'infini...
Autres articles sur le thème «Qu'est-ce qu'un nombre ?»
Episode 1 : les nombres entiers naturels
Episode 2 : les nombres entiers relatifs
Episode 3 : les nombres rationnels
Episode 4 : les nombres transfinis
Notes :
1. Cité dans Eric Temple Bell, Men of Mathematics, Simon and Schuster, New York, 1986, p. 527.
2. Une relation d'ordre $\leq$ est une relation binaire réflexive ($x\leq x$), transitive (si $x\leq y$ et $y\leq z$, alors $x \leq z$) et antisymétrique (si $x \leq y$ et $y \leq x$ alors $x = y$).
Crédit : L'inspiration de cette saga des nombres me vient de la lecture d'un des excellents articles de Kalid Azad sur son site Better explained (site en anglais). Voir en particulier son article sur l'arithmétique. J'aime beaucoup sa conclusion :
« Little insights help bigger ideas click. Happy math. »
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